7.

 

 

Le tonnerre gronda à l'est. Une brise, la première que Caroline sentait depuis qu'elle avait traversé la frontière du Mississippi, agita les feuilles de l'érable sous lequel, moins d'une demi-heure auparavant, se tenait un homme armé d'un fusil.

Et voilà qu'au mépris de tout bon sens, et même de toute probabilité, elle se retrouvait maintenant assise sur les marches de la véranda en train de boire du chardonnay dans un verre à eau, la bouteille à moitié vide calée entre Tucker et elle.

Décidément, songea-t-elle en reprenant une longue gorgée de vin, sa vie avait pris un tour des plus intéressants.

— Ça, c'est du tout bon, déclara Tucker en faisant tourner son verre.

Il se sentait lui-même en train de reprendre son moelleux — état qu'il préférait entre tous.

— C'est mon cru favori.

— Le mien aussi, désormais.

Il la regarda et lui sourit.

— Agréable brise.

— Très agréable.

— La pluie nous manquait.

— Oui, assurément.

Il s'appuya sur les coudes et offrit son visage à la fraîcheur.

— Vu la direction du vent, il ne risque pas d'entrer de l'humidité dans ton salon.

Elle jeta un regard presque indifférent en direction des vitres brisées.

— Eh bien, tant mieux. Il serait dommage que le canapé soit trempé. Après tout, il n'a été troué que par une seule balle.

Il lui donna une tape amicale sur le dos.

— Tu es décontractée, Caro. A ta place, certaines femmes se seraient mises à brailler et à hurler. Pas toi.

Il leva son verre pour que Caroline le remplît, et se réjouit d'entendre la musique du vin fin coulant de la bouteille.

— Avec ça, ma douce, tu peux me demander quasiment tout ce que tu veux.

— Une chose m'intrigue. Est-ce que meurtres et fusillades sont des sports locaux, ou seulement une passade ?

— Hmm, en fait...

Il contempla un instant le vin dans son verre avant de le siroter.

— Pour ne parler que d'Innocence, et ma famille y était déjà installée avant la guerre — la guerre de Sécession, j'entends...

— Naturellement.

— Eh bien, tu peux me croire : le genre de meurtre auquel tu penses, c'est tout nouveau pour nous. Bon, Whiteford Talbot a fait un gros trou dans le dos de Cal Beauford quand j'étais petit, mais c'est parce que ce vieux Cal a été surpris en train de descendre par la gouttière, de l'autre côté de la fenêtre de Ruby, la femme de Whiteford, qui était justement à poil sur le lit.

— Ce qui nous donne une situation complètement différente, conclut Caroline.

— Comme tu dis. Et puis, il n'y a pas cinq ans, les enfants des Bonny et des Shivers se sont tiré dessus à coups de chevrotine. Mais c'était seulement pour un cochon et, comme ils étaient cousins, et aussi cinglés les uns que les autres, personne n'y a trouvé à redire.

— Je vois.

Seigneur, songea Tucker, il adorait cette femme, d'une adoration fraternelle et courtoise qui redoublait encore l'attirance qu'il éprouvait pour son physique.

— Mais bon, la plupart du temps, Innocence est joliment paisible.

Caroline le regarda par-dessus son verre en fronçant les sourcils.

— Tu le fais exprès ?

— Quoi donc?

— De parler comme un gars un peu simplet.

Il eut un large sourire et but une nouvelle gorgée de vin.

— Seulement quand il le faut.

Caroline laissa échapper un soupir et détourna la tête. Le ciel au-dessus d'eux était en train de s'assombrir. Les grondements sporadiques du tonnerre se rapprochaient, ainsi que les clartés vives et fulgurantes des éclairs. Mais il était bon, trop bon de rester assis comme cela sans bouger.

— Tu n'es pas inquiet? demanda-t-elle. Lorsque le shérif a emmené cet homme, il n'arrêtait pas de jurer qu'il allait te tuer.

— Pas besoin de se faire du mouron pour si peu.

Sa voix n'en trahissait pas moins une certaine appréhension. Doucement, il passa un bras autour des épaules de la jeune femme.

— Ne t'inquiète pas, mon ange. Je ne voudrais pas que tu te mines pour moi.

Elle se tourna vers lui. Comme à l'intérieur de la maison, quelque temps plus tôt, son visage se trouvait à deux doigts du sien.

— Dis, tu ne trouves pas un peu sordide d'utiliser une situation de danger mortel pour séduire une femme?

— Ouille!

Tucker avait assez bon caractère pour prendre le parti d'en rire. Et assez de savoir-faire pour garder malgré tout son bras où il était.

— Te méfies-tu toujours autant des hommes ?

— D'un certain type d'hommes, oui, répliqua-t-elle en écartant le bras de Tucker.

— Quelle douche froide ! Oh, Caro, après tout ce que nous avons traversé ensemble?

Avec un soupir de regret, il choqua son verre contre le sien.

— J'imagine également qu'il n'est pas dans tes intentions de m'inviter à dîner?

Caroline eut un léger sourire.

— Ce n'est pas dans mes intentions, non.

— Et si tu me jouais un autre air ?

Elle ne sourit pas, cette fois-ci, mais se contenta de secouer la tête.

— Je suis précisément en train d'arrêter de jouer pour qui que ce soit, dit-elle enfin.

— Oh, quel dommage ! Eh bien, dans ce cas, c'est moi qui jouerai pour toi

Elle haussa les sourcils.

— Tu sais jouer du violon ?

— Diable non. Mais je sais mettre en marche une radio.

Il se leva, pour s'apercevoir aussitôt que le vin lui était directement monté à la tête. Mais ce n'était pas pour lui déplaire. Il alla d'un pas nonchalant jusqu'à sa voiture et se mit à fouiller dans ses cassettes. Son choix fait, il tourna la clé de contact pour alimenter le lecteur et y enfourna une cassette.

— Fats Domino, annonça-t-il sur le ton du plus profond respect.

Tandis que commençaient à s'élever les premières notes de Blueberry Hill, il revint vers Caroline et lui tendit la main.

— Debout, dit-il.

Avant que la jeune femme ait pu objecter quoi que ce fût, elle se retrouva sur ses pieds. Et dans les bras de Tucker.

— Je ne peux tout simplement pas entendre cette chanson sans avoir envie de danser avec une belle femme.

Elle aurait pu protester ou briser là. Mais la manœuvre était sans arrière-pensée. Et après ces dernières vingt-quatre heures, elle avait bien besoin d'une petite distraction sans arrière-pensée. Aussi se mit-elle à son pas, goûtant l'aisance fluide avec laquelle il la guida de l'allée vers la pelouse, laissant fuser un petit rire lorsqu'il lui ploya les reins, et jouissant du léger tournis que lui procurait le vin.

— C'est bon? chuchota-t-il.

— Hmm. Tu as le style coulant, Tucker, trop coulant peut-être. Mais ça vaut toujours mieux que de se faire tirer dessus.

— J'allais le dire.

Il frotta sa joue aux cheveux blonds, qui lui parurent aussi doux que de la soie. Ayant toujours eu un faible pour les sensations tactiles, il ne se retint plus de jouir du contact frais et satiné de la joue de Caroline contre sa peau, des mouvements de son chemisier sous sa main, du frémissement de ses cuisses longues et fuselées contre les siennes.

La montée du désir en lui ne le surprit guère. Cela était aussi naturel que de respirer. Ce qui l'étonna, en revanche, ce fut le besoin dévorant qu'il éprouva de la basculer par-dessus son épaule pour l'emmener à l'étage. Il avait toujours préféré agir en douceur avec les femmes, savourer les approches et rester maître de la situation. Mais danser ainsi avec elle, dans le calme opalin d'avant l'orage, l'avait mis aux abois.

Il attribua cet état à son ivresse avancée.

— Il pleut, murmura Caroline.

Les yeux clos, elle laissait son corps suivre les balancements du sien.

— Um-hmm.

Tucker se délectait d'avoir de la pluie dans les cheveux, sur la peau. Et cela le rendait fou.

Caroline sourit, tout aussi heureuse de sentir les grosses gouttes imbiber lentement ses vêtements. Jamais elle n'avait eu à essuyer une fusillade auparavant, songea-t-elle. Mais jamais non plus elle n'avait ainsi dansé sous la pluie.

— C'est frais, dit-elle. Merveilleusement frais.

L'ardeur de Tucker était telle, à présent, qu'il s'étonna de ne pas entendre les gouttes s'écraser en grésillant sur sa peau. Il se retrouva bientôt en train de mordiller l'oreille de la jeune femme. Celle-ci, surprise, eut un frémissement fugitif qui le pénétra au plus profond de lui-même.

Elle ouvrit grands les yeux, stupéfiée par l'audace de Tucker qui l'embrassait maintenant le long du cou. Un sentiment brûlant et délicieux la saisit. Il lui fallut un moment avant de recouvrer ses esprits. Juste avant qu'il n'appliquât ses lèvres contre les siennes, elle plaqua une main sur son torse et s'écarta.

— Que fais-tu donc ?

Tucker cligna des yeux.

— Je t'embrasse, non?

— Non.

Il la contempla un instant. Son regard s'arrêta sur la pluie qui coulait le long de ses cheveux, puis sur ses yeux qui trahissaient autant de passion que de détermination. S'il s'était écouté, il aurait ignoré le geste de réticence de la jeune femme et aurait assouvi ses désirs. Mais quelque chose l'en empêchait. Il étouffa un juron.

— Caroline, tu es une femme dure.

Elle sentit le danger s'éloigner. Ses lèvres ébauchèrent un sourire. Il n'allait pas insister.

— C'est ce qu'on dit.

— Peut-être que si je restais encore un peu j'arriverais à te faire changer d'avis.

— Je ne crois pas.

Les yeux brillants, Tucker la serra une dernière fois contre lui avant de la relâcher.

— Bon, je relève le défi, mais comme je me doute que tu viens de passer une journée difficile, je n'insisterai pas aujourd'hui.

— Je t'en suis reconnaissante.

— Tu peux.

Il lui prit la main, lui effleurant du pouce les phalanges. Elle sentit un nouveau frisson la parcourir de la tête aux pieds. Ah, le sacripant ! se dit-elle.

— Tu repenseras à moi quand tu te blottiras dans ton lit cette nuit, Caroline.

— Je penserai certainement plus à faire réparer mes carreaux.

Le regard de Tucker s'égara un moment en direction des morceaux de verre qui pendaient dangereusement du bois vermoulu des encadrements.

— Tu m'enverras la facture, dit-il.

Remarquant une lueur d'animosité dans ses yeux, la jeune femme se rappela soudain comment ils en étaient venus à se tenir ainsi par la main sous la pluie.

— Je crois que c'est plutôt à Austin Hatinger que je devrais l'envoyer, reprit-elle d'une voix lasse, mais ce n'est toujours pas cela qui réparera mes fenêtres.

— Je m'en occuperai.

Son regard revint se poser sur elle.

— Tu es vraiment mignonne quand tu es trempée. Je crois bien que si je reste ici plus longtemps, je vais encore essayer de t'embrasser.

— Alors tu ferais mieux de partir.

Elle allait lui retirer sa main, quand elle avisa soudain sa voiture. Elle éclata de rire.

— Tucker, sais-tu au moins que ta capote est baissée ?

— Oh, zut.

Il se retourna pour mesurer l'étendue des dégâts. La pluie rebondissait sur les garnitures en cuir blanc.

— Voilà le problème avec les femmes : elles vous font perdre la tête.

Avant qu'elle ne se dégage, il porta sa main fine à ses lèvres et y appliqua un long baiser qu'il conclut d'un léger coup de dents.

— Je reviendrai, Caroline.

Elle se recula en souriant.

— Alors profites-en pour m'apporter quelques carreaux de rechange et un marteau.

Il se glissa dans sa voiture sans se soucier de relever la capote. Puis il mit le contact, lui envoya un baiser et s'engagea dans l'allée. Il la contempla une dernière fois dans le rétroviseur. Elle se tenait debout sous la pluie, les cheveux tombant comme blés mouillés, les formes de son corps épousées par ses habits. Fats beuglait Ain't That a Shame — N'est-ce pas dommage. Oh ! oui, songea Tucker, c'était bien dommage.

Caroline attendit qu'il eût disparu de sa vue pour revenir sous la véranda. Elle s'assit sur les marches et avala le reste de vin dilué par la pluie. Susie avait raison, se dit-elle: Tucker Longstreet n'avait rien d'un tueur. Et il avait effectivement le truc avec les femmes. Elle passa la main qu'il venait d'embrasser sur sa joue et poussa un long soupir frémissant.

Yeux clos, elle offrit son visage à la pluie, songeant qu'elle avait bien fait de renoncer aux aventures. Oui, très bien fait.

 

Elle se réveilla le lendemain matin dans un état lamentable. Le sommeil l'avait fuie. Sacré bon sang ! elle avait pensé à lui. L'esprit occupé tour à tour par son image et par le bruit de la pluie tambourinant sur le toit mince, elle avait passé la majeure partie de la nuit à se tourner et se retourner. A un moment, elle avait même failli aller chercher un de ces somnifères qui lui restaient de la dernière prescription du Dr Palamo.

Mais elle avait tenu bon, voulant se prouver à elle-même qu'elle pouvait passer outre. Et au bout du compte, elle s'était réveillée avec des yeux larmoyants sous la lumière vaporeuse du soleil. Par-dessus le marché, elle avait la gueule de bois.

Alors qu'elle entrait sous la douche après avoir pris une aspirine, elle sut exactement qui en blâmer. Sans Tucker, elle ne se serait pas laissée aller à boire autant. Sans Tucker, elle n'aurait pas veillé la moitié de la nuit, torturée par un désir aussi douloureux qu'involontaire. Sans Tucker, enfin, elle n'aurait pas sa maison pleine de trous qu'il lui faudrait boucher avant que les mouches, les moustiques et Dieu savait quoi encore décidassent de venir s'installer à demeure.

« Autant pour ma paix et ma tranquillité, pensa-t-elle en sortant de la douche pour se sécher. Autant pour ma paisible convalescence. » Depuis qu'elle avait eu le malheur de tomber sur Tucker, sa vie était en plein bouleversement. Des femmes décédées, des maniaques de la gâchette. Tout en grommelant son mécontentement, elle enfila sa robe. Pourquoi diable n'était-elle pas allée se faire griller la peau sur une jolie plage surpeuplée du sud de la France ?

Parce qu'elle voulait se trouver un chez-soi, se répondit-elle à elle-même en soupirant. Bien qu'elle n'eût passé que quelques jours dans cette maison, ceux-ci avaient été parmi les plus précieux de son enfance. Et la demeure elle-même restait ce qui, dans tout ce qu'elle possédait, se rapprochait le plus d'un chez-soi.

Rien ni personne n'allait lui gâcher ça, décida-t-elle. Elle descendit l'escalier d'un pas résolu tout en soutenant d'une main sa tête lourde. Elle allait l'avoir, son moment de tranquillité. Oh! oui. Elle allait s'asseoir sous la véranda et regarder le coucher du soleil, soigner les fleurs et écouter de la musique. Elle allait retrouver toute la paix et la solitude qu'elle désirait. Et pas plus tard que tout de suite.

Le menton levé, elle ouvrit la porte d'entrée à la volée. Et poussa un cri étranglé.

Un Noir à la joue balafrée et aux épaules massives se tenait près d'une des fenêtres brisées. Caroline aperçut l'éclat d'un objet métallique dans sa main. En proie à la plus grande confusion, elle pensa d'abord rentrer précipitamment pour essayer de téléphoner; puis se ruer dans sa voiture, espérant qu'elle y avait laissé ses clés de contact; enfin ne rien faire, et se contenter de hurler.

— Mam'zelle Waverly?

Après plusieurs essais affolés, elle parvint à recouvrer sa voix.

— J'ai appelé le shérif, bredouilla-t-elle.

— Oui, m'dame, Tucker m'a dit que vous aviez eu quelques problèmes par ici.

— Je... pardon?

— Hatinger a tiré dans vos carreaux. Le shérif l'a mis en prison. Je devrais être capable d'arranger ça vite fait.

— Arranger ça ?

Le voyant tendre la main, elle s'apprêtait à crier lorsqu'elle se rendit compte que l'objet métallique tant redouté n'était autre qu'un mètre d'acier. Elle s'efforça de calmer les battements de son cœur, et il déplia le mètre entre les montants de l'encadrement dégarni.

— Vous allez réparer la fenêtre.

— Oui, m'dame. Tuck m'a appelé l'autre soir. M'a dit qu'il vous avait prévenue que je viendrais ce matin pour prendre les mesures et remettre des carreaux.

Ses yeux noisette pétillaient d'amusement.

— Mais à ce que je vois, il ne vous a pas prévenue.

— Non.

Le cœur submergé de soulagement — et d'irritation —, Caroline pressa une main contre sa poitrine.

— Non, reprit-elle, il ne m'en a pas avertie.

— Tuck n'est pas ce qu'on appelle un homme digne de confiance.

— J'ai fini par m'en apercevoir.

Avec un hochement de tête, il griffonna quelques croquis sur un calepin.

— J'ai dû vous donner un choc, hein?

— Ça va, répondit-elle en esquissant un sourire. Je crois que je commence à en avoir l'habitude.

Un peu remise de ses émotions, elle passa une main dans ses cheveux mouillés.

— Vous ne m'avez pas dit votre nom.

— Toby March.

En manière de salut, il releva la visière de sa casquette élimée de cultivateur.

— Je bricole à droite à gauche.

— Ravie de vous connaître, monsieur March.

Après quelque hésitation, il serra la main qu'elle lui tendait.

— Appelez-moi juste Toby, m'dame. Comme tout le monde.

— Eh bien, Toby, je vous remercie d'être venu aussi vite.

— Toujours heureux d'avoir du travail. Si vous pouviez me donner un balai, je vous enlèverais les morceaux de verre.

— D'accord. Voulez-vous un peu de café?

— Pas besoin de vous déranger.

— Ça ne me dérange pas. J'allais m'en faire.

— Alors, dans ce cas, je vous en serai très reconnaissant. Noir avec trois sucres, s'il vous plaît.

— Je vous l'apporte dans une minute.

Le téléphone se mit à sonner.

— Veuillez m'excuser.

Pressant une main contre son front, Caroline traversa en trombe le couloir et se saisit du combiné.

— Oui?

— Eh bien, mon chou, tu mènes une vie vraiment palpitante, à ce qu'il paraît.

— Susie...

Elle s'adossa contre la rampe de l'escalier.

— Qui a dit qu'il ne se passait jamais rien dans les petites villes?

— Pas les gens qui y vivent, en tout cas. Burke m'a dit que tu étais saine et sauve. Je serais bien venue vérifier par moi-même, mais les garçons font la grasse matinée. Même en gardant un œil sur eux, j'ai l'impression que la maison est en état de siège.

— Je vais bien, ne t'inquiète pas.

Oui, elle allait bien — abstraction faite de sa gueule de bois, de ses nerfs en capilotade et d'une importune dose de frustration sexuelle.

— Je suis juste un peu fatiguée.

— Qui pourrait te le reprocher, mon chou? Bon, écoute. Nous faisons un barbecue demain. Viens donc prendre un peu le frais chez nous. Quant tu te seras empiffrée jusqu'à plus pouvoir marcher, tu oublieras tous tes soucis.

— Voilà qui semble alléchant.

— 5 heures tapantes. Arrivée en ville, tu vas jusqu'au bout de Market Street, et puis tu prends à gauche dans Magnolia Street. C'est la troisième maison sur la droite. La jaune aux volets blancs. Si tu te perds, tu n'auras qu'à te guider à l'odeur des côtelettes.

— J'y serai. Merci, Susie.

Elle raccrocha et gagna la cuisine. Elle brancha la cafetière, mit quelques tranches de pain à griller et sortit de la confiture de mûres sauvages. Dehors, le soleil tapait sur l'herbe humide, soulevant des fragrances aussi attirantes que l'odeur du café. Elle vit un pic-vert s'installer contre le tronc d'un arbre pour picorer son petit déjeuner.

En même temps, lui parvenait de la véranda la voix de Toby qui, de son ample et riche voix de baryton, chantait un gospel chaloupé parlant de paix retrouvée.

Caroline sentit alors que sa migraine s'était évanouie, que son regard avait retrouvé sa clarté.

Finalement, se dit-elle, c'était bon d'être chez soi.

Non loin de là, quelqu'un se roulait en gémissant dans des draps poisseux de sueur, en proie à des rêves obscurs et tortueux. Des rêves de sexe, de sang, de puissance. Des rêves que la lumière du jour ne faisait pas toujours oublier et qui, parfois, dans ces moments de veille, accouraient en voletant, tels des papillons aux ailes acérées, pour affliger son esprit de cuisantes écorchures.

Des femmes, il y avait toujours des femmes. Ces garces bestiales et dédaigneuses. Le besoin d'elles — de leur peau douce, de leur tendre parfum, de leurs chaudes senteurs — était odieux.

Il pouvait y avoir de longs moments de répit. Durant des jours, des semaines, voire des mois, il pouvait y avoir de la gentillesse, de la chaleur, du respect même à leur égard. Mais ensuite, ensuite l'une d'entre elles commettait un acte — un acte qui réclamait un châtiment.

La souffrance recommençait à se faire sentir, et avec elle la soif. Une soif qui ne pouvait être étanchée que dans le sang. Mais, même au travers de la douleur, même au travers de la soif, l'astuce restait présente. Il y avait une satisfaction farouche dans le fait de savoir que malgré toutes les recherches, malgré tous les efforts déployés, personne ne découvrirait jamais de preuves.

Si la folie habitait Innocence, elle le faisait dans le plus grand secret. Et, l'été venant, elle festoierait dans les entrailles mêmes de son hôte impuissant. Radieuse.

*

*   *

Le Dr Théodore Rubenstein — Teddy pour ses amis — engouffra son deuxième roulé à la cerise et le fit descendre avec une gorgée de Pepsi tiède prise à même le goulot. Jamais il n'avait su aimer le café.

Il venait juste de laisser derrière lui son quarantième anniversaire, et commençait à entrevoir la nécessité de passer de la lotion capillaire dans ses épais cheveux bruns. Il ne se dégarnissait pas — grâce au ciel — mais n'affectionnait guère l'aspect professionnel que lui donnaient ses quelques mèches grises.

Teddy se considérait lui-même comme un joyeux drille. Sachant qu'avec ses petits yeux noirs, son menton légèrement fuyant et son teint olivâtre, il n'était pas d'une beauté à faire se pâmer ces dames, il comptait sur son caractère enjoué pour les séduire.

La personnalité, aimait-il à se répéter, attirait autant les cœurs que la perfection physique.

Tout en fredonnant, il se récurait les mains dans le lavabo de la salle d'embaumement de chez Palmer, juste au-dessous d'une image magique de Jésus que, par amusement, il examinait d'un côté puis de l'autre. Vu de gauche, le Seigneur, en robe rouge, un sourire miséricordieux aux lèvres, désignait d'un geste élégant le cœur stylisé qui saillait de sa poitrine. Vu de droite, le visage du Christ tremblait un instant avant de prendre une expression de tristesse et de douleur — ce que l'on comprenait aisément en avisant la couronne d'épines qui apparaissait alors au sommet de ses cheveux châtains et les fines rigoles de sang qui se mettaient à couler sur son front de penseur.

Teddy se demanda laquelle de ces deux images Palmer préférait regarder avant d'apprêter les corps des défunts. Il se sécha les mains, essayant cette fois de repérer le point de vue d'où il pourrait voir les deux images se fondre en une seule. Derrière lui, Edda Lou Hatinger reposait nue sur la table d'embaumement en céramique — un modèle ancien, avec les rainures d'évacuation le long des bords. La peau de la jeune femme était blême sous la lumière crue des néons.

De tels spectacles ne dégoûtaient pas Teddy des sucreries. S'il avait choisi la médecine, c'était avant tout pour répondre au vœu de sa famille. Il était le quatrième Rubenstein à porter le titre de « docteur ». Cependant, bien avant qu'il eût achevé sa première année d'internat, il s'était découvert une phobie quasi obsessionnelle des malades.

Avec les morts, cependant, c'était tout différent.

Si les gardes à l'hôpital, au milieu des râles et des gémissements des patients, l'avaient éreinté, il n'avait jamais rechigné à travailler sur des cadavres. Dès la première fois où il avait été invité à assister à une dissection, il avait su qu'il avait trouvé sa vocation.

Les morts, eux, ne se plaignaient pas, n'avaient nul besoin d'être sauvés et, par le diable, n'allaient certainement pas vous poursuivre en justice pour faute professionnelle.

Ils étaient plutôt comme des énigmes. On les examinait dans son coin, on cherchait ce qui n'allait pas, et on remplissait un rapport.

Teddy était habile à résoudre les énigmes. En tout cas, il préférait cent fois la compagnie des morts à celle des vivants. Chacune de ses deux ex-épouses aurait été plus qu'heureuse de dénoncer son manque de sensibilité et son égocentrisme, ainsi que son humour morbide et déplacé. Même s'il pensait pour sa part être un sacré boute-en-train.

Poser un vibromasseur dans la main d'un cadavre était quand même un moyen radical de mettre un peu de gaieté dans la routine d'une autopsie.

Burns ne serait sans doute pas d'accord, mais Teddy adorait taquiner Burns. Il se sourit à lui-même en faisant claquer des gants chirurgicaux sur ses poignets. Voilà des semaines qu'il peaufinait une farce, guettant l'occasion de la perpétrer aux dépens d'un quidam tel que l'austère et inflexible Matt Burns. Tout ce qu'il lui avait fallu, c'était une victime convenablement amochée.

Teddy envoya un baiser de remerciement à l'adresse d'Edda Lou tout en enclenchant son magnétophone.

— Ce que nous avons ici, commença-t-il à articuler avec un très fort accent du Sud, c'est une femelle de type caucasien, âgée de vingt-cinq ans environ. Identifiée comme Edda Lou Hatinger. Mesure un mètre soixante-cinq pour cinquante-sept kilos. Et, mes enfants, elle a tout ce qu'il faut là où il faut.

Avec ça, songea Teddy avec ravissement, Burns allait sauter au plafond.

— Notre invitée du jour a subi de multiples coups de couteau. A savoir — veuillez m'excuser, mademoiselle...

Il dénombra les plaies.

— ... Vingt-deux entailles. Concentrées dans la région de la poitrine, du torse et des organes génitaux. Une lame affûtée a été utilisée pour trancher la jugulaire, la trachée et le larynx en un mouvement circulaire horizontal. Etant donné l'angle et la profondeur du coup, je dirais de gauche à droite, ce qui indique que l'agresseur était droitier. Autrement dit, mesdames et messieurs, sa gorge a été ouverte d'une oreille à l'autre au moyen d'un couteau qui devait faire...

Il mesura la plaie et poussa un sifflement admiratif.

— Quinze à dix-huit centimètres de long. Comme dans Crocodile Dundee !

Il poursuivit en adoptant un lourd accent australien :

— Hé bé, ça c'est du couteau. Après étude des autres traumas, il apparaît que la cause du décès est probablement ladite blessure à la gorge. Comme cause, ça ferait l'affaire en tout cas, vous pouvez me croire : je suis docteur.

Il sifflota l'air de A Summer Place tout en poursuivant son examen.

— On note un coup à la base du crâne assené au moyen d'un objet lourd et de surface irrégulière.

Délicatement, il arracha quelques fragments du bout de ses pinces.

— Pour examen ultérieur : avons relevé ce qui semble être des échardes ou des morceaux d'écorce. Je pense que nous pouvons avancer que la victime a été assommée avec une branche d'arbre. L'hémorragie qui en a résulté est antérieure au décès. Maintenant, très chers enquêteurs, si vous en concluez que le coup a rendu la victime inconsciente, vous avez gagné un voyage gratuit pour deux à la Barbade ainsi qu'une panoplie complète de valises Samsonite.

Il leva la tête en direction de la porte qui venait de s'ouvrir. Burns le salua de la tête. Teddy sourit.

— Nous informons nos aimables auditeurs de l'arrivée de l'agent spécial Matthew Burns, venu admirer le maître à l'ouvrage. Comment va, mon grand?

— Ça avance?

— Oh, Edda Lou et moi sommes juste en train de faire connaissance. Je pense que nous irons danser plus tard.

Burns serra les mâchoires.

— Comme toujours, Rubenstein, votre humour est aussi lamentable que révoltant.

— Ce n'est pas l'avis d'Edda Lou. N'est-ce pas, très chère ?

Il tapota la main du cadavre.

— Hématomes et éraflures aux poignets ainsi qu'aux chevilles, reprit-il.

Outils en main, il extirpa de la peau blême de minuscules fibres blanches. Il les ensacha tout en continuant à décrire ses trouvailles avec entrain.

Burns réussit à contenir son irritation pendant un autre quart d'heure.

— A-t-elle subi des violences sexuelles ? demanda-t-il enfin.

— Sacrement difficile à dire, répondit Teddy entre ses lèvres fines. Je vais prendre des échantillons de tissus.

Burns détourna aussitôt les yeux.

— Je l'ai mise dans l'eau pendant douze à quinze heures. Sous réserve des résultats des examens ultérieurs, nous estimons que le décès a dû avoir lieu entre 23 heures et 3 heures du matin, dans la nuit du 15 au 16 juin dernier.

— Je veux ces résultats dans les plus brefs délais.

— Seigneur, repartit Teddy sans s'interrompre dans ses prélèvements, que j'aime ce ton de fonctionnaire!

Burns ignora la remarque.

— Je veux tout savoir sur elle. Ce qu'elle a mangé et quand. Si elle était droguée ou si elle avait pris de l'alcool. Si elle a eu un rapport sexuel. On la disait enceinte. Je veux savoir de combien de semaines.

— Je jetterai un coup d'œil.

Teddy se retourna dans l'intention manifeste de changer d'instrument.

— Vous pourriez aussi vouloir examiner sa molaire gauche. Je l'ai trouvée très intéressante.

— Une de ses dents?

— Tout juste. Je n'ai jamais vu quelque chose de ce genre.

Intrigué, Burns se pencha en avant. Il ouvrit la bouche d'Edda Lou en plissant les yeux.

— Embrasse-moi, grand fou, lui demanda cette dernière.

Il poussa un petit cri et trébucha en arrière.

— Jésus. Doux Jésus.

Secoué par un fou rire, Teddy dut s'asseoir pour ne pas tomber. Il avait passé des mois à étudier la ventriloquie pour obtenir un tel effet. L'expression de panique hagarde affichée par Burns le remboursait au centuple de ses efforts.

— C'est pas possible, mon grand, vous avez un don. Même mortes, les femmes en pincent pour vous.

Burns serra les poings et s'efforça de rester calme. S'il flanquait une volée à Rubenstein, il n'aurait d'autre choix que de faire un rapport sur lui-même.

— Vous êtes complètement cinglé.

Les menaces ne servaient à rien, il le savait. Toute plainte adressée par voie réglementaire serait scrupuleusement enregistrée, puis oubliée. Rubenstein était le meilleur. Dément avéré, certes, mais le meilleur quand même.

— Je veux les résultats de vos examens d'ici à la fin de la journée, Rubenstein. Vous trouvez peut-être cela éminemment comique, mais moi j'ai un maniaque à arrêter.

Incapable de parler, Teddy ne put que hocher la tête tout en se tenant les côtes.

Quand Burns eut claqué la porte derrière lui, Teddy essuya ses yeux larmoyants et glissa de son tabouret.

— Chère, chère Edda Lou, dit-il d'une voix encore essoufflée par l'hilarité, je ne saurais jamais vous remercier assez pour votre coopération. Croyez-moi, avec ce coup-là, vous allez rentrer dans les annales. Les petits copains de D.C. vont adorer.

Il se saisit de son scalpel et se remit à l'ouvrage en sifflotant.

 

 

Coupable Innocence
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